Romain Orlandini – Théo Mavrostomos – David de Filippo
A l’issue de 50 ans de carrière, Théo quitte la profession de scaphandrier. Il est, depuis 2010, instructeur à l’INPP. A l’occasion de son ultime « sat », ce 5 juin 2023, celui qui reste l’homme le plus profond du monde livre son sentiment avant un départ officiel en retraite prévu à l’automne.
Comment vivez-vous ces derniers moments ?
J’ai toujours été heureux de venir travailler parce que j’ai eu la chance, j’insiste bien, la chance, de faire un métier qui m’a passionné. J’ai reçu la reconnaissance de mes pairs mais rarement celle de mes supérieurs, donc je pars sans regret.
Confiance et responsabilités, voilà ce que mes collègues m’ont conféré et c’est précieux. Je suis fier d’avoir connu tous les professionnels qui m’entourent ici. Gestionnaires, techniciens, instructeurs… J’ai toujours fait équipe avec d’excellents collaborateurs, comme Romain Orlandini, le technicien de saturation qui va prendre ma relève à l’INPP. Je lui ai transmis mon savoir-faire et aujourd’hui, Romain est capable de faire bien mieux que moi encore. David de Filippo, le mécanicien de la barge, est un gars en or… Lorsque l’on fait 42 heures de saturation, on passe la moitié du temps soudés, entre la préparation des sorties en mer et la surveillance des plongeurs. Ce sont toujours des moments de tension… Alors bien sîur, j’ai un petit pincement au cœur à l’idée de ne plus vivre ça avec eux…
C’est un métier qui marche à l’adrénaline, est-ce que cela ne va pas vous manquer ?
Il y a toujours un risque pour les scaphandriers que l’on forme. Depuis la surface, on détient la vie de ces plongeurs entre nos mains. La responsabilité nous unit, on a plus besoin de se parler quand un problème survient, d’un regard, on sait comment agir. On ne trouve pas de solution dans la panique, il faut beaucoup de sang-froid et de complicité dans une équipe de saturation.
L’adrénaline est un carburant, mais je ne sais pas encore si elle va me manquer. Je me sens allégé comme après un gros effort. Je souffle enfin de ne plus éprouver ce poids de la responsabilité. Il n’y a pas de lassitude, j’aurais pu continuer longtemps encore, mais je sens qu’il est temps pour moi de tourner la page. Je pars vivre à la montagne et je laisse la mer derrière moi. Quand elle me manquera, je retournerai en Grèce, sur mon île… Je crois que c’est un peu comme un divorce finalement (sourire)…
Cela veut dire qui vous partez fâché ?
Peut-être un peu, par le manque de reconnaissance. Depuis 30 ans, il ne se passe pas une journée sans que je reçoive des messages admiratifs d’inconnus du monde entier. C’est la plus belle des reconnaissances, c’est vrai. J’ai bien rempli mon devoir vis à vis de mes ancêtres, j’ai laissé mon nom dans l’histoire de la plongée. Mais la Légion d’honneur m’a été refusée. Cela reste pour moi une injustice. On la donne à des gens qui font briller la France par la science et la technologie. Je suis détenteur d’un record mondial qui restera à jamais inégalé, alors, pourquoi pas moi ?
Peut-être parce que je ne m’appelle pas Dupont ou Durand (rire) ? Bien sûr qu’un combattant qui a défendu les couleurs de son pays a plus de mérite et pourtant, certains officiers qui n’ont jamais vu le front la reçoivent d’office.
En Italie, l’Académie internationale des sciences et techniques surbaquatiques m’a décoré d’un Trident d’or en 2023 pour saluer ma carrière, mais mon pays m’a tourné le dos. C’est comme ça …
Vous êtes arrivés « à saturation » de la mer?
Je crois, oui (sourire).. C’est la montagne qui m’apaise aujourd’hui. Comme la mer m’apaisait autrefois, quand j’étais au fond bien à l’abri du bruit du monde. J’aimais travailler dans l’obscurité des profondeurs, je m’y sentais en sécurité, relié à un cordon, un « ombilical »… comme dans le ventre maternel, qui sait? J’ai peur de la fureur et de l’agressivité de notre societé. Désespoir, guerre, catastrophe écologique… je veux me détacher et surtout ne plus risquer d’être déçu.
Ne regrettez-vous pas tout ce temps passé, enfermé, en saturation ?
Non. Parce que cette privation de liberté m’a permis d’optimiser le temps passé « dehors ». Et a donné de la valeur à ma vie à terre. Tous les moments ont été vécus avec une intensité folle et du coup, c’est passé très vite ! Cette profession m’a placé dans un accélérateur de particules! (rire).
Voilà pourquoi j’ai envie de me poser. Durant 13 ans à l’INPP, j’ai travaillé sans routine, les week-ends, les jours fériés, sans emploi du temps fixe, simplement quand il le fallait.
Je n’ai pas eu une vie linéaire, ce qui me fait éprouver parfois un décalage avec certaines personnes.
Record mis à part, je sais que j’ai vécu une vie différente, toujours sur la corde raide, sans cesse à la recherche d’un équilibre entre mes deux vies.
Terminer votre carrière comme instructeur vous a permis de vous poser ?
A vrai dire, devenir salarié, avoir un CDI, a été un choc pour moi, car ça m’a installé dans un autre rythme et j’avais le sentiment d’avoir perdu un peu de mon indépendance. Scaphandrier, j’avais la liberté de choisir mes chantiers, de voyager, de faire des rencontres … Cela m’a apporté une ouverture d’esprit incroyable ! Je me sens une fourmi à l’échelle du monde et il faut en avoir fait le tour pour comprendre que l’on est rien.
La famille et Marseille restent vos ports d’attache ?
La famille m’a toujours ancré et reste primordiale pour moi, même si elle n’a pas que des bons côtés (rire). J’aime Marseille, ma ville natale, mais je ne reconnais pas le Marseille de mon enfance et de ma jeunesse. Entre extrême pauvreté ou grande bourgeoisie, l’esprit populaire d’autrefois a cédé la place à l’indifférence et l’individualisme. Les gens manquent d’authenticité. J’ai tenté une expérience en politique dans cette ville et j’ai découvert, avec naïveté sans doute, qu’il n’y avait ni honneur, ni sincérité, ni loyauté nulle part.
La loyauté est quelque chose de très important dans mon métier, il n’y a pas de place pour les imposteurs, les tricheurs et les incompétents. La fiabilité est indispensable. J’ai une aversion pour promesses non-tenues.
Vous êtes-vous fait une promesse à vous-même ?
Oui, c’est comme ça que l’on vit et que l’on avance non? Aujourd’hui, je me fais la promesse de continuer à être heureux de l’essentiel, avec ma femme et mes enfants.